Existe t-il une culture du jeu vidéo ?
24 févr. 2012Suite à l'article Le jour où j'ai perdu les Pokemon j'ai eu un échange de commentaires très intéressants - parce que mes lecteurs sont géniaux il faut bien le reconnaître - qui m'a amené à me poser la question suivante : existe t-il réellement une culture des jeux vidéo ? La question peut sembler polémique au sens de bêtement polémique mais pourtant elle me semble essentielle tout du moins il me semble essentiel d'essayer d'y répondre parce que nous autres blogueurs - je pars du principe que la majorité de mes lecteurs sont blogueurs mais si tu n'es pas blogueur tu es d'autant plus le bienvenu ici et tu es d'autant plus invité à commenter parce que tu as certainement un regard différent de nous - nous parlons à longueur de blog de jeux vidéo, nous ne pouvons pas faire l'économie d'une telle question parce qu'on le veuille ou non nous brassons le matériau culturel vidéo ludique, si ça se trouve on peut même dire que nous le produisons il est donc important de savoir si nous ne brassons que du vent ou si nous brassons réellement quelque chose qui existe.
Avant d'aller plus loin dans ma réflexion essayons de définir ce qu'est une culture. Si on veut être très générique on peut dire que la culture est un ensemble de croyances, de pensées, de comportements, de connaissances et de pratiques que l'on peut identifier comme appartenant un groupe social donné. Je rajouterai que si l'on est d'accord sur cette définition il ne faut pas oublier que pour qu'il y est culture il faut aussi disposer d'un appareil critique suffisant pour justement pouvoir observer, analyser, définir ses croyances, pensées, connaissances et autres comportements sociaux. Je veux dire que la simple existence des faits n'est pas suffisant pour prétendre produire de la culture. Les faits ne font pas la culture , il faut une forme de transcendance intellectuelle - par transcendance j'entends une forme de pensée qui traverse un sujet et exprime à la fois le sujet et un au-delà du sujet, une pensée qui se contente d'être la redite du sujet n'est qu'une paraphrase sans grand intérêt - qui permet de relier, analyser et mettre en perspective ces faits pour en faire une forme culturelle. J'entends souvent les gens dire que tout est culture et en un sens ce n'est pas idiot ; l'homme étant par nature un animal culturel il est normal de penser que ce qu'il produit est objet culturel. Pourtant il ne faut pas tout confondre, je suis d'accord sur le fait qu'il est possible de faire émerger une culture autour de n'importe quel thème, n'importe quelle pratique humaine mais il ne faut pas prendre le matériau culturel pour la culture en elle même, le matériau existe bien en amont de la culture qui se rattachera à lui par la suite.
Prenons l'exemple de la photographie, je trouve son cas intéressant parce que c'est une pratique récente au regard de l'histoire de l'homme et que comme les jeux vidéo elle partage le fait au départ d'appartenir d'un coté à la sphère technologique et d'un autre coté à la sphère disons artistique mais ce qui intéressant c'est surtout qu'elle a au départ le cul entre deux chaises. Entre le moment où la photographie a été inventée et le moment où une culture lui étant propre a émergée il y a eu beaucoup de temps, de discours, de débats et de ce qu'on appellerai aujourd'hui de polémiques. Ce que je veux dire c'est que le média a existé longtemps sans pour autant posséder une culture. La photographie s'est débattue avec son héritage scientifique qui ne voyait en elle qu'un outil de plus au champ de la science et avec son aspiration artistique alors que le monde artistique la rejetait comme une mal propre. Il a fallu du temps pour que la photographie accumule des matériaux photographiques - ce qui est naturellement la base d'une culture - mais aussi pour qu'elle produise des personnes capables de penser la pratique photographique - en elle même et par elle même - et que ces pensées forment les fondations d'un appareil critique permettant de définir la culture photographique.
Aujourd'hui à mon sens c'est ce qu'il manque aux jeux vidéo pour pouvoir prétendre à une culture vidéo ludique. Il n'y a pas encore de culture du jeu vidéo parce qu'il n'y a pas encore d'appareil critique pour penser le jeu vidéo comme un objet culturel à part entière. Mais ne soyons pas pessimistes je suis convaincu que nous vivons une période qui va voir l'émergence de cette pensée. Si d'un coté le modèle éculé de la presse spécialisée sombre petit à petit dans un oubli légitime et naturel on observe de plus en plus de publications qui sortent et qui traitent des jeux vidéo avec l’ambition d’un traitement culturel. Cette littérature avec une pertinence inégale et relative mais avec beaucoup de bonnes intentions pose les jalons d’une pensée qui s’ébauche petit à petit. Je classe ces publications dans deux grandes catégories ; il y a d'un coté les ouvrages historiques, souvent précis et détaillés, intéressants mais qui restent au stade d'énormes catalogues. Je ne considère pas que ces "bibles" construisent une culture vidéo ludique. Ce qu'elles font est essentiel, elles construisent l'histoire du jeu vidéo. Et cette histoire est essentielle parce qu'elle inventorie le matériau culturel nécessaire à l'émergence d'une culture. Je peux vous concéder l'idée que ces publications produisent du savoir mais ce savoir ne permet pas de penser le jeu vidéo puisque ce savoir EST le jeu vidéo. Ces ouvrages historiques ont une lecture que je considère verticale et linéaire des jeux vidéo ; des origines vers les futurs. Mais à mon sens une culture doit permettre une lecture transversale, relier les éléments non plus par le sens chronologique de l'histoire mais par des recoupements de sens, d'idée, de valeur, par des éléments de culture qui permettent de mettre en perspective l'objet culturel avec d'autres objets culturels d'époques ou de sphères culturelles différentes. La culture doit être capable de souligner les forces, les courants de pensées et les significations qui travaillent dans un au delà et un en deçà du jeu vidéo.
En regard de ces publications historiennes et savantes il y a les publications qui ambitionnent justement d'apporter sur ce savoir une lecture éclairée et supposée éclairante par le biais d'une lecture culturelle du sujet. Et là les réussites sont diverses, elles vont de la tentative ratée à la réussite intéressante en passant par l'essai encourageant mais pas abouti. Pour moi ça va du très déplorable Autopsie du Survival-Horror un mook affreux - oui affreux mot aussi - qui brasse des banalités affligeantes en espérant que la mise en page nous fasse oublier l'indigence du propos aux vraiment très bon Les cahiers du jeu vidéo qui apportent des perspectives très intéressantes aux sujets traités en passant par des magazines comme Icare l'envol du jeu vidéo qui sur une route pavée de bonnes intentions a du mal à nous amener à la destination annoncée. Quoi qu'il en soit toutes ces publications, qu'elles réussissent ou qu’elles échouent dans leur entreprise ont toutes le mérite d'essayer de construire une pensée. Le défaut qui handicape ces essais c’est qu'il manque un appareil critique commun et institutionnel pour guider la pensée critique qui construira petit à petit la culture. N'allez pas croire que je suis entrain de dire qu'une culture ne peut émerger que dans le consensus d’une idée institutionnelle figée. Un appareil critique se doit d’être porté par une figure tutélaire reconnue par ses pairs et institutionnalisée mais une fois en place il est là pour être enrichi par des productions allant dans le même sens idéologique et pour être remis en cause, critiqué et dépassé par une pensée émergeante qui deviendra à son tour la pensée institutionnelle qui sera par la suite elle même étayée ou critiquée etc. La reconnaissance par ses pairs, sous entendu la reconnaissance par le milieu est ce que va institutionnalisé une pensée et à partir de là tous les passionnés partageant ce socle culturel commun pourront débattre et avancer des pensées qui seront identifiées dans un référentiel culturel commun. Aujourd’hui il manque cela aux jeux vidéo pour pouvoir prétendre à une culture. Pouvez vous me citer une personne dont la pensée fasse référence dans l’analyse du jeu vidéo comme média à part entière ? Il y a de plus en plus de personnes pouvant porter une expertise historique sur les jeux vidéo mais en terme d’analyse pas encore, en tout cas si elles existent je ne les connais pas.
Aujourd'hui chacun - et moi le premier - des passionnés parle depuis lui même, convaincu que son expérience est la plus à même d'éclairer le jeu vidéo d'une vision ou d'une lecture pertinente. Il manque justement le cadre d'une culture commune qui nous permettrait d'unifier et de situer nos paroles les unes par rapport aux autres. D'ailleurs si je trouve les cahiers du jeu vidéo souvent si pertinent c'est justement parce qu'ils parviennent à unir plusieurs plumes d'origines différentes - exprimant des idées différentes avec un ton propre à chacun - dans un cadre cohérent. Soyons réalistes les amis et reconnaissons qu'aujourd'hui il n'y a pas de culture du jeu vidéo, il n'existe pas encore une sphère culturelle du jeu vidéo. La matière est là, palpable, nous jouons avec, nous écrivons autour et nous pouvons avoir parfois l'intuition de cette culture sous-jacente. Mais tant que nous ne parviendrons pas à formaliser le cadre efficient de cette culture nous resterons au stade d'un prèculture, ou d'une forme de culture archaïque.
Pourtant la connaissance d'une culture est nécessaire dès lors que l’on envisage de s'approprier une pratique et plus prosaïquement quand on veut se forger un esprit critique. Se forger une culture n'est jamais inutile, que ce soit une culture de niche - ou une sous culture - ou une culture plus générale c'est toujours important d'enrichir sa propre culture pour affûter notre esprit critique. D'autant plus que la culture est une forme de cercle vertueux dans le sens où plus nous avons des éléments de compréhension pour cerner un phénomène ou un objet culturel et plus nous percevons dans ce phénomène de nouveaux éléments de compréhension venant enrichir notre culture nous ouvrant donc la voie à d'autres analyses nous apportant elles mêmes d'autres éléments de savoir etc. Malheureusement l'époque n'est plus à la valorisation de la culture générale, de la réflexion et de l'esprit critique. En témoigne la disparition des concours de culture générale dans des écoles comme Sciences-Po préférant privilégier des savoirs "utiles" sous entendant qu'une culture générale est obsolète. Rajoutez à cela la gangrène Wikipédia qui dispense les gens de posséder une culture et un savoir propre puisque Wikipédia et Google viendra leur souffler la réponse quand ils en auront besoin. Il y a donc dans l'air du temps un frein à l'émergence d'une culture propre aux jeux vidéo. Pourtant il y a quelque chose de purement jubilatoire dans le fait de décrypter une oeuvre vidéo ludique, un plaisir certain quand on arrive à identifier un hommage, une citation ou tout simplement quand on comprend une chose qui ne nous a pas été servie sur un plateau.
Si on excepte les publications papier qui sortent régulièrement mais qui au regard de l'ensemble de la "littérature" qui foisonne sur la toile - sites officiels, sites généralistes sur les jeux vidéo, forums, blogs et réseaux sociaux - restent très minoritaires on peut dire que la parole sur le jeu vidéo est souvent vide de sens. L'immense majorité de la production de sens - je considère que toute personne qui écrit ou parle sur les jeux vidéo produit du sens - concerne une vision très pragmatique de jeu vidéo, généralement les blogueurs comme les sites pro se contentent de paraphraser le réel, je veux dire qu'un blog qui me dit que les graphismes de Uncharted Golden Abyss sont beaux ne m’apprend rien que je n'aurai pu apprendre seul en voyant le jeu ou en voyant des images. Quand on se penche sur les publications universitaires francophones - ou traduites en français - concernant le champ vidéo ludique on réalise à quel point elles sont pauvres et souvent désuètes - la technologie et les modes semblant évoluer plus vite que la pensée -. La contre partie positive de ce vide c'est qu'il nous offre une grande liberté puisque tout est à inventer ; les outils comme les pensées.
On peut alors se demander quel est le rôle de la blogosphère dans cette aventure ambitieuse. Nous vivons notre culture dans un no man's land culturel, un far-west où tout est à faire, où tout est à dire, où tout est possible. Peut être pas seul mais ensemble nous avons le luxe de pouvoir faire émerger la culture du jeu vidéo. Il faudrait juste pour cela arrêter de penser les jeux vidéo comme l'agglomération de champs culturels existant et de trouver une façon de les appréhender qui leur soient propre. Il faudrait que l'on arrive aussi à penser ensemble parce qu’une culture ne repose pas sur une expérience individuelle mais sur un ensemble de connaissances et de pratiques communes à un groupe de personne. A mon sens continuer de parler des jeux vidéo en 2012 en se contentant de les découper en graphisme, bande son, histoire et jouabilité c'est parfaitement désuet, c’est être comme un entomologiste amateur qui est content de capturer de beaux papillons et qui les montre à ses amis en disant : regardez ce papillon à de belles ailes avec des taches bleues et rouges mais qui ne serait pas capable de dire pourquoi ce papillon a des tâches bleues et rouges sur les ailes. Pour moi dire que Wipeout 2048 est un joli jeu de course futuriste avec de la musique électronique c'est comme épingler un beau papillon dans une vitrine et lui mettre une belle étiquette ; c'est naïf et dépassé. Pourtant je ne critique pas le fait de le faire - pas plus que je ne critique une tournure aussi lourde que le fait de le faire - il faut des entomologistes pour les papillons comme pour les jeux vidéo, mais si l’on veut que les jeux vidéo acquièrent une culture il faut aussi des biologistes capables de pousser la connaissance d'une espèce au delà de la beauté de ces aspects esthétiques.
Si on veut construire une culture du jeu vidéo il est temps que l'on se penche sur ce qui fait la nature du jeu vidéo, il est temps que l'on trouve une façon de parler du jeu vidéo qui lui appartienne. Cette façon de faire par l'étiquetage des différents éléments du jeu vidéo c'est quand même nier sa nature, la légitimité de son existence. Pour moi cette vision du jeu vidéo est un héritage de son coté objet technologique et regarder un jeu vidéo par ces catégories relève de la fiche technique pas d'une vision propre du média en lui même. Une critique de cinéma ne se contente pas de dire, belle image, belle musique, belle histoire = bon film, une critique de cinéma - je parle d'une critique réussie et constructive - fait appel à une grammaire qui est propre au cinéma et la qualité d'un film ne repose pas simplement sur ses qualité techniques. Nous devons apprendre à voir le jeu vidéo comme une chose à part entière, nous devons apprendre à la nommer, l'analyser et la critiquer en tant que telle. Il y a encore trop de blogs, de sites et même de magazines qui persévèrent dans le modèle de la fiche technique, du catalogue de vente par correspondance passant à coté d'éléments ou d'enjeux qui mériteraient que l'on s'y arrête. Alors si j'ai une chose à dire en guise de conclusion, si je devais lancer un appel ça serai un appel à la réflexion. Amis blogueurs, joueurs, gamers, passionnés en tout genre prenons le temps de réfléchir à notre passion car il est temps de lui construire la culture qu'elle mérite et qu'elle ne possède pas encore. Il y a peut être parmi nous les hommes et les femmes qui écrirons demain les grands axes de la culture vidéo ludique et je trouve que ça serait con qu'ils le fassent sans nous.