Il y a tout juste un an je lisais le premier et alors unique numéro d’Icare ; j’étais plein d’espoir devant ce magazine qui voulait proposer une vision différente du jeu vidéo. Je projetais sur les ambitions de cette nouvelle revue mes propres fantasmes, mes propres espérances, ma propre mythologie avec le secret espoir qu’Icare serait enfin celui qui m’en délivrerait, les faisant passer du rang d’obsessions intimes et individuelles au rang de réalité culturelle partagée sur papier glacé. S’en était donc suivie une lecture avide mais rapidement désenchantée parce que dans le fond, et parfois dans la forme, Icare ne correspondait pas à la proposition que j’avais imaginée. Il y a un an, je publiais donc ici même une critique déçue et négative du premier numéro d’Icare, critique qui allait à l’encontre du sentiment positif que donnaient les autres blogueurs. S’en est suivi quelques commentaires intéressants dont ceux du rédacteur d’Icare lui-même m’éclairant sur les intentions de son magazine. Même si je n’avais pas été convaincu sur le fond et la forme par le propos, je m’étais promis de lire le second numéro ne serait-ce que par curiosité et surtout pour soutenir et encourager l’initiative. Car même si j’avais été déçu, j’étais convaincu que le jeu vidéo avait besoin d’être porté par des initiatives comme celle d’Icare.

 

Il y a quelques jours, alors que je suivais d’un œil discret et distrait (via Facebook) la genèse du second numéro d’Icare consacré à la saga Deus Ex, j’ai reçu un message de son rédacteur qui prenait le risque de me proposer de faire une preview - et de vous la faire partager bien sûr -. Vu mon avis plus que mitigé sur le premier numéro, il faut reconnaître que le monsieur est courageux : proposer une avant-première à un des très rares détracteurs - on va dire déçu parce que détracteur, c’est peut être un peu fort - de la première heure c’est courageux - on pourrait dire couillu - mais en contrepartie, il s’assurait d’une preview sans concession. Il faut reconnaitre qu’au-delà des désaccords que je pouvais voir sur le magazine, je pense partager avec son rédacteur plusieurs choses notamment le goût de l’exégèse, une certaine fascination pour la forme littéraire et le fait d’aller au bout de nos idées sans avoir peur de la contradiction ni de la critique. J’ai donc eu la chance de pouvoir lire le deuxième numéro d’Icare en avant-première. Si je veux me montrer pointilleux sur les mots je ne devrais pas dire la chance de « pouvoir lire » mais plutôt celle de « dévorer » le magazine parce que ce second numéro est une grande réussite ! Bien sûr je trouve encore des choses à redire à son sujet parce que bien heureusement Icare n’est pas parfait et parce qu’il est dans ma nature de toujours trouver à redire. Mais cela n’empêche que lorsque l’on achève la lecture de ce numéro, on est frappé par la grande cohérence de l’ensemble et sa qualité littéraire très soignée. Le magazine est bien pensé, son contenu est intéressant et il est bien écrit ; que demander de plus ? On se plonge donc dans sa lecture et on en sort difficilement.

 

Le premier numéro d’Icare sur God of War collait à son sujet sans réellement parvenir à prendre la hauteur nécessaire pour porter sur lui un éclairage pertinent tournant alors rapidement une forme de litanie, monocorde, certes exhaustive sur le sujet mais finalement assez peu passionnante à mon goût. S’il évacue certaines lourdeurs du premier numéro comme les interventions du petit Icare dessiné qui semblait hérité d’une presse de jeux vidéo des années 90 ou le panorama des jeux puisant leurs inspirations sur le thème du magazine un concept intéressant mais qui aurait mérité plus de place pour être pertinent (dans l’état la rubrique non exhaustive à mi chemin entre la bibliographie et le test de jeu vidéo était plus frustrante qu’autre chose et, à mon goût, brouillait le positionnement du magazine ) ce numéro deux conserve les qualités fortes déjà présentes dans le premier à savoir une maquette offrant une place importante à de magnifiques illustrations, un contenu riche, documenté et un véritable sens de l’écriture comme du style conférant une réelle qualité littéraire aux textes. Ajoutez à cela des ponts culturels qui mettent en relation le jeu vidéo avec d’autres domaines et vous aurez les ingrédients qui font d’Icare spécial Deus Ex un cocktail réussi. Je trouve que ce second numéro assume bien mieux sa condition d’objet culturel hybride et créatif. Icare parle de jeu vidéo, dans ce numéro de Deus Ex, mais il en parle autrement de ce que l’on est habitué de lire. Par exemple il propose des nouvelles et des fan-fictions qui en plus d’être agréables à lire apportent un véritable éclairage différent et pertinent sur la saga au cœur de ce numéro : Deus Ex.

 

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La saga Deus Ex me semble t-il est moins clinquante que la saga God of War, disons qu’elle est moins casual, il se peut donc que de nombreux lecteur ne connaissent qu’un seul des trois épisodes sortis à ce jour. Mais sachez le - et ce numéro de Icare vous le démontrera avec brio - Deus Ex est un des jeux les plus marquant de la culture vidéo ludique. Je parle là du premier épisode et non de ces deux suites qui entretiennent des liens conflictuels avec cet épisode originel mais ça, je laisse à Icare le soin de vous le démontrer parce qu’il le fait avec le talent et la plume passionnée de celui qui aime son sujet. Il faut dire que la saga Deus Ex offre un univers très riche et très bavard. En plus des dialogues et de la narration du scénario les jeux Deus Ex regorgent de notes, de journaux, de dossiers piratés dans les ordinateurs qui éclairent les nombreuses dimensions du jeu. Ce que je veux dire c’est que c’est un univers qui se prête très bien à l’analyse, à l’exégèse et à la monographie tant il est dense. Dans cet exercice Icare excelle ; après sa lecture vous allez voir, apprendre et comprendre Deus Ex en profondeur et réaliser que cette saga - surtout son épisode originel - est tant par son gameplay que par son scénario un monument du jeu vidéo. Si vous êtes un gamer normalement constitué en fermant le magazine, vous devriez avoir envie de jouer à Deus Ex. A n’en pas douter Icare aime Deus Ex ainsi par moment le magazine se rapproche du fanzine - dans son propos parce que dans sa forme Icare est toujours admirablement bien maquetté et richement illustré étant plus proche formelle de l’artbook que de la feuille de choux nous sommes d’accord - comme dans cet article où l’auteur se prend à imaginer un remake de Deus Ex augmenté de ses idées, de ses fantasmes narratifs. Il n’en reste pas moins que la première partie du magazine est remarquablement structurée. Centrée voir concentrée sur les trois jeux de la saga Deus Ex les 50 première pages sont splendides. Le travail fourni pour analyser les trois jeux - plus le DLC - est colossal. Que l’on ait ou non fait les jeux, la qualité de rédaction fait que l’on dévore ce dossier très facilement. Et c’est d’autant plus intéressant que l’on connait assez mal les premiers jeux, en tout cas c’était mon cas ; ne sachant même absolument rien de Deus Ex invisible war sorti sur Xbox et PC. Cette partie est structurée autour des interventions de JF Dugas directeur de DXHR, et d’André Vu responsable marketing. Ces interventions, répondant aux articles et les articles aux interventions, constituent la colonne vertébrale de cette critique. Rarement un magazine aura proposé un éclairage aussi intéressant sur jeu. On réalise qu’en plus de reposer sur un premier épisode qui a impacté l’histoire du jeu vidéo de façon palpable, la saga Deus Ex repose sur un univers d’une grande richesse qui, par beaucoup de points, trouve des échos à notre réalité. Le matériau pour penser et discuter le jeu est donc très riche.

 

Icare n’est pas un magazine de jeu vidéo comme les autres, il ne propose pas simplement une analyse vidéo ludique d’une saga il apporte aussi une dose de créativité au travers de prospectives passionnées et passionnante. Aborder le jeu vidéo avec une forme de journalisme littéraire qui relaie de l’information par le biais de la fiction, c’est la réussite du parti-pris créatif du magazine. Vous trouverez donc comme dans le premier numéro plusieurs objets littéraire venant illustrer ou explorer une idée du jeu, apporter un éclairage différent sur le jeu ou tout simplement une information. Ainsi l’article qui relate la conception et le lancement du trailer de Deus Ex Human Revolution est remarquable. Et je dis cela malgré le fait que je n’adhère toujours pas au style choisi pour l’autofiction ; reste néanmoins un texte passionnant dans lequel le parti-pris littéraire s’efface peu à peu pour laisser la place à un texte étonnant sur la conception du trailer, ouvrant les nombreuses portes sur les différentes influences culturelles qui traversent Deus Ex : Human Revolution. C’est d’ailleurs intéressant de voir que dans ce numéro, Icare pose sur la saga Deus Ex une grille de lecture plus large que celle qu’il posait sur God of War, n’hésitant plus à croiser les champs culturels pour permettre une lecture pertinente des enjeux de Deus Ex. Loin de moi l’idée d’avoir pu influencer la genèse de ce numéro avec mes critiques. Je suis simplement content de voir les évolutions entre le premier et le second numéro et de constater qu’elles vont dans le sens d’une étude culturelle plus poussée. D’ailleurs cela m’amène à aborder une des qualités d’Icare dont je n’arrive pas à savoir si elle sera un élan où une limite, je veux parler d’une certaine forme « d’élitisme ». Le terme est mal choisi, ce que je veux dire c’est que la richesse de certains raisonnements ou l’utilisation de concepts assez pointus rarement présents dans la presse vidéo ludique positionne Icare dans une approche culturelle et, osons le mot, intellectuelle du jeu vidéo. Je me dis que cela peut dérouter le lecteur parce que soyons honnête, le lecteur/joueur de jeux vidéo n’est pas toujours une flèche - je ne parle pas de toi mon lecteur parce que toi tu es génial et intelligent, la preuve tu me lis depuis plus d’un an - et en cela l’approche d’Icare est peut être une limite. Mais de l’autre coté cette qualité - parce qu’à n’en pas douter c’est une qualité - tire le lecteur, la pensée et la presse vers le haut, elle amène à réfléchir par soi même et ça n’a pas de prix. Et puis comme je le disais dès le départ la qualité littéraire et la cohérence du propos, le plan du magazine est vraiment bien pensé, fait que l’on lit et on comprend les articles sans problèmes même si quelques passages peuvent à mon sens se montrer difficiles d’accès. C’est par exemple le cas du dossier Conspiration.

 

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Dès les premières pages, Icare se concentre sur Deus Ex - univers & gameplay -. Or la partie consacrée aux jeux se termine par un dossier Conspiration qui a de dérouter, de prime abord, plus d’un lecteur. Ce dossier éclaire les enjeux politiques, étiques et moraux du scénario des Deus Ex. Il est question donc de théorie du complot, ou de comment un individu peut mettre à genoux le monde pour le conquérir. C’est un article virtuose à la rhétorique léchée. Il est en même temps didactique et très référencé, à la fois complexe et limpide sur les enjeux de sociétés qui peuvent conduire à l’asservissement d’une nation et du monde dans sa globalité ce qui est le propos de Deus Ex. C’est aussi un article ambigüe parce qu’on ne parvient pas clairement à savoir si l’auteur se sert de Deus Ex pour éclairer le réel d’une prose partisane flirtant avec une forme prosélytisme ou si l’auteur puise dans ces théories anarcho-réactionnaires les outils nécessaire pour analyser les enjeux cryptiques politiques de Deus Ex. Dans les deux cas, la démonstration est prenante et si vous n’aviez pas conscience de l’aspect prophétique que peut receler Deus Ex l’article vous fera froid dans le dos. Avec ce qui ressemble à un dossier, un guide pratique sur la stratégie de l’isolement, Icare semble tenir un discours politique au sens de discours de campagne qui ne dépareille pas dans notre contexte électoral. Enfin sur la forme, il ne dépareille pas non plus parce que le discours peut sembler sulfureux, principalement car on ne parvient pas à identifier clairement si c’est une apologie ou une critique, si l’on nous parle du monde réel ou si l’on nous parle du jeu. Il faut dire que Icare cultive l’ambiguïté en mêlant les sources citant à la fois un Lévi-Strauss bien réel et un David Sarif personnage de Deus Ex et bien sûr toujours en travestissant sa plume dans un geste d’écrivain. Ce n’est pas sur le fond que je critique cette partie puisque j’en partage de nombreux points de vue - mais pas tous - mais bien dans la forme parce que je ne sais pas de quelles façons le lecteur pourra s’approprier la chose. Si je trouve que ce dossier peut se montrer difficile d’accès c’est qu’il demande un réel effort d’appropriation de la part du lecteur sur un sujet auquel il n’est pas nécessairement habitué à réfléchir. Quoi qu’il en soit, cet article à un intérêt majeur : il montrera à ceux qui en doutent encore qu’un jeu vidéo possède une dimension politique, qu’il véhicule un message qui n’est pas à prendre à la légère. C’est la démonstration qu’au-delà du contenu vidéo ludique d’un jeu il y a une matière culturelle véhicule de messages et d’idéologie que l’on sous estime encore beaucoup trop. Le travail que fait Icare pour démontrer cela est vraiment important et je trouve aussi que ça a plus de sens avec Deus Ex qu’avec God of War, peut-être parce que l’époque mythologique est plus lointaine de nous … A titre personnel, je regrette simplement que le dossier sur Deus Ex ne fasse pas une place plus grande aux liens qui unissent Deus Ex avec la culture cyberpunk puisqu’il y ancre profondément ses racines.

 

Après son dossier sur la saga Deus Ex et avant l’icareview (à laquelle je n’ai pas eu accès, tout comme il manquait un autre article annoncé comme l’élément majeur de la dimension informative), Icare propose une partie anticipation qui repose sur deux nouvelles vraiment réussies. Si justement l’aspect cyberpunk est quelque peu escamoté dans l’analyse au profit d’un discours plus politique - même si l’idéologie cyberpunk a nécessairement des ramifications politique - les nouvelles donnent la part belle à sous genre de la science fiction. Les passionnés de jeu vidéo amateur de lecture cyberpunk voir Biopunk seront aux anges. Dans cet exercice de style, Icare donne la pleine mesure de son talent, éclairant le jeu vidéo et Deus Ex à la lumière de la littérature. Formellement le rythme est très bien tenu et la mise en scène référencée du côté du cinéma est très parlante. En termes de contenu, on retrouve des enjeux qui traversent Deus Ex ou qui devraient traverser des personnages de Deus Ex comme Adam Jensen dans Human Revolution. Il est clair qu'en quelques pages on prend beaucoup plus à cœur la dimension métaphysique du transhumanisme qu'à travers le jeu. Est-ce qu'il faut en conclure que certains enjeux, notamment ce qui concerne l'humanité des personnages, échappent aux jeux vidéo qui, même s'ils proposent des backgrounds aux héros que l'on incarne, finissent par vider les héros de leur matière pour que le joueur puisse y avoir la place de les incarner alors que la littérature tient ses héros et peut se permettre de mettre entre leurs mains des enjeux plus importants ? La question mérite d’être posée et on trouvera peut être des éléments de réponses dans le numéro suivant d’Icare ou dans un article ici même.

 

Voilà ce que je peux vous dire de ce numéro 2 d’Icare consacré à Deus Ex. Je suis vraiment scotché par la quantité et la qualité du travail fourni ainsi que par les évolutions depuis le premier numéro. Il est probable qu’étant sensible à la thématique Cyberpunk j’ai étais plus facilement séduit par ce numéro que par celui sur God of War. Ce numéro de Icare spécial Deus Ex réussit là où le premier ne m’avait pas convaincu. En mettant au cœur de l’analyse les enjeux politiques, philosophiques, éthique et métaphysique qui sont véhiculés par la saga Deus Ex et en les éclairant à la lumière de thèses économiques, scientifiques, politiques et culturelles Icare permet d’apporter une vraie lecture du jeu vidéo. Mais au-delà de ces aspects qui, présentés ainsi, peuvent paraitre rebutants, la réussite de ce numéro d’Icare c’est d’apporter ces éclairages par le biais de la littérature et non d’un pur exposé universitaire qui aurait été indigeste. Les nouvelles qui s’appuient sur le jeu mettent en scène, en situation et en contexte les enjeux présents dans le jeu mais que le gameplay ne laisse pas nécessairement émerger. Véritable hybride entre le fanzine et le magazine culturel portant sur le jeu vidéo un regard différent Icare réussit son pari avec ce deuxième numéro - meilleur que le premier, en tout cas à mon goût -. Si vous aviez aimé le premier rien ne vous retient d’acheter ce numéro 2 disponible la dernière quinzaine d’Avril. Si vous aviez aimé le premier numéro ou si vous étiez comme moi un peu déçu je ne saurais que trop vous conseiller d’acheter ce numéro (8,50 euros pour 148 pages). Et avant de le remiser dans votre bibliothèque prenez le temps de le lire au moins une fois, peut être deux fois parce qu’il le mérite vraiment.

 

Je remercie Aurélien, le rédacteur en chef d’Icare - et seul rédacteur hormis un invité sur un article - de son courage, de sa confiance et je le félicite pour le travail produit. Parvenir à rédiger plus de 140 pages cohérentes et bien écrites sur un même thème est un véritable exploit. J’espère que cet exploit sera renouvelé pour un troisième numéro.

 

 

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